En 2019, le Québec Inc. se réinvente

STÉPHANIE MARIN

Le quincaillier Rona a été racheté par des Américains. Scandale après scandale, SNC-Lavalin et Bombardier restent sous les feux de la rampe. Pour d’autres entreprises familiales, la relève peine à s’imposer. Les Rôtisseries St-Hubert appartiennent aujourd’hui à un groupe ontarien. Nombre de fleurons bâtis après la « grande noirceur » ont donné aux Québécois une souveraineté sur leur économie.

Plusieurs décennies plus tard, ce Québec Inc. a changé. Voici l’enquête de Stéphanie Marin.

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L’émergence du Québec Inc. a surtout été une affaire d’hommes. ’’Il suffit de se rappeler à quel point il pouvait être difficile pour les femmes mariées de devenir entrepreneures ou de tenir les rênes d’une entreprise au Québec alors qu’avant 1964, elles ne pouvaient même pas ouvrir un compte en banque ni signer un contrat. Les choses changent aujourd’hui, tandis que le Québec Inc. n’est plus tissé d’un seul fil.  

Lente progression

À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de femmes à la tête d’une entreprise, car c’était un monde d’hommes, souligne Monique Jérôme-Forget, ex-politicienne bien connue qui a notamment été ministre des Finances du Québec. « On a mis de côté les femmes. On n’a pas considéré 50 pour cent des talents ! » dit-elle.

Bien sûr, de nombreuses femmes, au cours des décennies, ont contribué, avec leur talent, à l’essor des entreprises d’ici, mais souvent dans l’ombre de leurs maris ou de leurs collègues. Et comme c’est souvent le cas, l’Histoire a n’a pas retenu leurs noms.

 Les temps ont changé, mais en 2019, les femmes à la tête d’une grande entreprise sont encore bien peu nombreuses, « même pas six pour cent », souligne celle qui a aussi été présidente du Conseil du Trésor sous le premier ministre libéral Jean Charest, aujourd’hui conseillère spéciale au sein du cabinet d’avocats Osler.

C’est un fait, il n’y a presque pas de femmes aux commandes des grandes entreprises, admet Sophie Brière, la professeure à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement – Femmes et organisations.

Elles sont aussi peu nombreuses dans les conseils d’administration des entreprises québécoises du secteur privé, cotées à la Bourse de Toronto, qui ne comptent en moyenne que 19 pour cent de femmes, constate la professeure.

 Selon les études réalisées par la chercheuse , la présence accrue des femmes au sein des conseils d’administration n’est pas une garantie pour faciliter ’leur accès à la haute direction. C’est indéniable, la présence de femmes à des postes de pouvoir apporte une richesse à l’entreprise : « Plus on a de femmes, plus on a de diversité. Cela amène différentes façons de faire et ces différents modèles vont rejoindre une diversité de gens », fait valoir Sophie Brière.

Selon les études réalisées par Sophie Brière, la présence accrue des femmes au sein des conseils d’administration n’est pas une garantie pour faciliter leur accès à la haute direction.

Les pionnières

Des femmes ont toutefois bousculé l’ordre établi au cours des dernières décennies et ont fait leur marque dans le monde des affaires.

Parmi celles qui se sont démarquées, on pense à ces pionnières comme Lise Watier, qui a pris la direction de son entreprise de cosmétiques bien connue dès 1972. En fait, elle en avait déjà lancé une autre auparavant, en 1968.

On se rappelle aussi Jeannine Guillevin Wood. Après le décès de son mari, en 1965, elle a assumé la responsabilité de l’entreprise F.X. Guillevin & Fils. ’De main de maître, car sous sa gouverne, la petite entreprise devient la deuxième en importance au Canada dans le domaine de la distribution de matériel électrique. En 1988, l’entrepreneure devient aussi la première femme à occuper le poste de présidente du Conseil d’administration du Conseil du Patronat du Québec.

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Monique Leroux a elle aussi brisé des plafonds de verre dans l’économie. Première femme à la tête d’une institution financière au Canada, Mouvement Desjardins, elle en sera la présidente et chef de la direction de 2008 à 2016.

Quand on interroge des femmes d’affaires d’aujourd’hui sur celles qui les ont inspirées, les mêmes noms reviennent souvent : Isabelle Hudon, longtemps présidente et chef de la direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et présidente de la Financière Sun Life au Québec (et aujourd’hui ambassadrice du Canada en France) et Christiane Germain, cofondatrice et coprésidente du Groupe Germain Hôtels.

Elles ont contribué à faire tomber les barrières, même si certaines avancent la grande perméabilité de ces frontières sociales.

Monique Jérôme-Forget évoque le fameux « plancher collant », obstacle à la progression professionnelle des femmes et à leur ascension vers les sommets des entreprises. Cette conception de soi qui « empêche des femmes d’aller plus loin, de croire en elles, leur fait penser qu’elles ne sont pas à leur place».

Selon les études réalisées par la chercheuse, la présence accrue des femmes au sein des conseils d’administration n’est pas une garantie pour faciliter leur accès à la haute direction 

Des obstacles bien réels

Les obstacles au parcours professionnel des femmes en affaires sont divers. S’ils pèsent encore en 2019, on peut imaginer que le contexte était tout autre dans les années 1960. en effet, la charge de travail d’un entrepreneur ou d’un dirigeant d’entreprise est souvent épuisante, ce qui complique la conciliation entre la vie de famille et la carrière. C’est encore un gros enjeu pour les femmes qui souhaitent une famille, souligne la professeure Brière. Ce n’est pas un manque d’ambition de leur part, c’est l’environnement de travail qui n’est pas propice, croit-elle. « Beaucoup font ou ont fait passer "‘la PME de la famille"‘ avant la carrière. Ça cause un retard dans les promotions », ajoute de son côté Monique Jérôme-Forget : « Les hommes ne font pas ça ».

 Au début des années 1970, avant de penser à être cheffes d’entreprises, les femmes se battaient encore pour se faire une place sur le marché du travail – seulement 34 pour cent d’entre elles avaient alors un emploi – et l’équité salariale ’n’était encore qu’un rêve lointain. En 1980, la loi donne finalement aux femmes le droit de s’absenter deux jours sans solde à l’occasion de la naissance d’un enfant. Près de quatre décennies plus tard, les choses ont beaucoup évolué, mais les changements se sédimentent lentement.

Dans un portrait de l’entrepreneuriat féminin publié en 2010 par Industrie Canada, on lit que les femmes chefs d’entreprise se voient plus souvent refuser un prêt que les hommes. Et que les sommes qu’elles obtiennent sont beaucoup plus modestes. C’est un fait avéré pour les regroupements de femmes comme le Réseau des femmes d’affaires du Québec, qui milite depuis trente-cinq ans pour accompagner ces transformations sociales. Mais il y a encore des problèmes de confiance, de perceptions, quand il est question de placer une femme à un poste-clé, juge Sophie Brière, titulaire de la section Femmes et organisations de la Chaire de leadership en enseignement à l’Université Laval.

Modèles et leadership

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L’un des obstacles auquel se butent les femmes est que parfois, elles ont l’impression qu’elles ne peuvent pas réussir, croit Cheryl Blas, qui occupe un poste important chez Decarie Motors, concessionnaire de voitures de prestige à Montréal. C’est pourquoi la directrice générale de l’entreprise insiste tant sur l’importance du mentorat, « un outil qui n’a pas de prix ». « Nous avons la responsabilité d’aider les autres à s’élever », dit-elle.

Comme beaucoup d’autres entités dans le nouveau Québec Inc., son entreprise a mis sur pied des réseaux d’entraide comme autant de moteurs de développement économique. L’initiative « Women Who Drive », qui comporte une série d’événements à l’occasion desquels des femmes leaders du monde des affaires se réunissent depuis quelques années pour voir comment soutenir et encadrer d’autres femmes tout au long de leur cheminement professionnel. 

Cheryl Blass croit elle aussi qu’en donnant l’exemple et en offrant des modèles aux femmes, on les convaincra que les postes de direction sont à leur portée. D’ailleurs, elle dit elle-même être inspirée par une femme, Laura Schwab, qui occupe le poste de présidente pour les Amériques d’Aston Martin, le constructeur automobile de luxe.

Elle se rappelle avoir souvent été, il y a 30 ans, la seule femme dans une salle remplie d’hommes. « Ça s’améliore, est-elle à même de constater sur le terrain, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire ».

La relève

Les acteurs économiques s’inquiètent du manque de relève dans le monde des affaires. Beaucoup de chefs d’entreprise vont bientôt prendre leur retraite… sans avoir trouvé la perle pour les remplacer. Les femmes de la relève sont-elles au rendez-vous ?

Geneviève Biron, présidente et chef de la direction chez Biron Groupe Santé, a repris avec succès les rênes de l’entreprise fondée par son père, comme l’a fait sa sœur Ève-Lyne avant elle. La fille de Christiane Germain, Marie Pier Germain, œuvre au sein de l’entreprise de sa mère. C’est aussi le cas de Julie Roy, qui n’avait que quatre ans lorsqu’elle a annoncé avec aplomb qu’elle serait présidente de l’entreprise familiale de services d’entretien d’immeubles qui compte maintenant 2 300 employés. C’est chose faite depuis 2013, année où la passation de pouvoir a eu lieu, tout en douceur, selon ses mots.

L’entreprise Roy (anciennement Services ménagers Roy) a été certifiée « à propriété féminine ». Sylvie Roy possède 70 pour cent de l’entreprise, qui a étendu ses activités à la gestion d’immeubles et aux services après-sinistre, entre autres.

Julie Roy a aussi remporté la médaille d’argent du concours Les Médaillés de la relève en 2016, une compétition qui célèbre les passages de flambeaux réussis.

Son parcours n’a pas été sans embûches. « Je devais gagner ma place et la confiance des employés ». Car la ‘ « fille ’de » doit aussi faire ses preuves, raconte-t-elle. Sur le terrain, elle a parfois constaté que des entrepreneurs cherchaient sans trouver celui ou celle qui sera leur relève.

De quoi inspirer celles qui voudront se lancer dans une reprise ou sur la voie vers un prochain fleuron.