Gérer en temps de crise : entrevue avec Mélanie Joly

 

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Entrevue avec Mélanie Joly, ministre du Développement économique et des Langues officielles, et membre du Comité du Cabinet chargé de la réponse à la pandémie du coronavirus.

Par Marie Grégoire

GÉRER EN TEMPS DE CRISE

«Ma préoccupation personnelle, et celle aussi du cabinet, c’est qu’on ne peut pas augmenter les inégalités au cours de cette crise.»

 

Quelle est votre vision de l'aide gouvernementale en cette période de crise ?

On a choisi d’avancer par étape. Au tout début de la crise, il y a 3 semaines, on a commencé par protéger le système bancaire pour qu’il y ait plus de liquidités. Après, on a étendu massivement le filet social au pays, quand on s’est rendu compte qu’il y allait y avoir des pertes d’emplois.

C’est pour cela que la nouvelle allocation d’urgence est plus large. Les travailleurs autonomes et les gens qui n’avaient pas cumulé assez d’heures en vertu de l’assurance emploi, les parents qui doivent rester à la maison parce que leur enfant n’a pas d’école ont été pris en compte.

Après, nous en sommes arrivés aux entrepreneurs. L’objectif n’était pas seulement que les banques leur prêtent plus d’argent. Il fallait aussi que les entreprises gardent un maximum d’employés dans leur entreprise en maintenant les liens. Et qui dit lien d’emploi, dit avantages : assurances, ancienneté, mais c’est aussi une relation psychologique avec l’emploi.  Le travailleur garde le moral, il se dit « je vais revenir, je vais pouvoir travailler, subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. »

Pour les entreprises, on est passé de 10% de subvention à 75%. Comment a évolué votre pensée ?

Au conseil de crise, on a chacun notre rôle : Jean-Yves, l’économiste, est capable de cerner les grandes tendances, Bill Morneau, qui était dirigeant d’une très grande entreprise, moi, qui étais dirigeante d’une PME. Mon rôle est d’aller voir sur le terrain, les implications concrètes de la crise, et constater à quel point notre système fonctionne, la réalité de la personne qui reçoit l’information, et les décisions qu’il ou elle doit prendre en conséquence. Nous avons une vision diversifiée. Ce qui me tient bien ancré sur les besoins des organisations, c'est la consultation.  Je parle à des centaines d’entrepreneurs : j’ai fait des appels avec la Fédération des chambres de commerce du Québec, les chambres régionales, avec le Regroupement des jeunes chambres de commerce, etc. Je l’ai fait aussi pour l’Alberta, le Manitoba, la Saskatchewan, tout l’Atlantique, tout le pays. En même temps, je vois mon conjoint, propriétaire de PME, essayer de contacter Service Canada pour faire une entente de travail partagé, et appliquer les mesures de subventions salariales. 

Diriez-vous que c’est l’information que vous êtes allés chercher sur le terrain qui a fait que vous vous êtes adaptés? Au début de la crise, le gouvernement fédéral avait l’air un peu sur les talons. Depuis deux semaines, on qu’il y a une sorte de revirement.

Oui. Il a fallu s’adapter. Nous étions tous en télétravail. La meilleure méthode était donc de parler avec des intervenants et c’est là qu’on se rend compte de leur pertinence. Comme je l’ai dit à la Fédération des chambres de commerce, plus vous êtes organisés, plus ça nous aide à prendre des décisions, parce qu’on peut mieux comprendre vos intérêts et comment les protéger. C’est aussi la raison pour laquelle la subvention à la masse salariale s’applique aussi aux organismes à but non lucratif, parce qu’on doit s’assurer que nos groupes d’intérêt soient bien organisés. Ce sont eux qui sont les mieux placés pour organiser leurs membres et assurer une forme de cohésion sociale. Ça facilite la tâche de gouverner.

Avez-vous regardé ce qui se fait au Danemark ou ailleurs pour la mise en application des mesures ?

On a suivi le Danemark, mais surtout la Nouvelle-Zélande, qui avait prévu un maximum de 150 000 $ par entreprise, et qui a changé sa stratégie en l’espace de trois jours. C’est pour cela qu’on a décidé de prévoir plutôt un pourcentage d’un salaire plafonné à 57 800 $.

Hier, on apprenait que 1,5 millions de personnes avaient fait des demandes d’assurance emploi. Pensez-vous que cette nouvelle subvention salariale va freiner la tendance?

Oui, mais les détails vont être annoncés aujourd’hui par le ministre des Finances, et là les entrepreneurs vont pouvoir décider ce qui est mieux pour eux, ce qui est possible dans les circonstances. Est-ce que je maintiens le lien d’emploi et j’assume 25 % de la masse salariale? Ou bien j’oriente les employés vers l’allocation d’urgence? Les entrepreneurs eux-mêmes se posent la question : auront-ils recours à l’allocation d’urgence ou maintiendront-ils leur propre salaire en vertu de la subvention? C’est une question dont j’ai discuté avec des amis et mon conjoint. Avant d’être en politique, j’étais une entrepreneure.

Demain, le 1er avril, on s’attend à une grosse pression, autant pour les locataires, les particuliers, que pour les propriétaires d’entreprises qui doivent payer des loyers. Des mesures supplémentaires seront-elles annoncées?

Les loyers sont une grosse dépense, mais aussi les cotisations salariales, les taxes, et le fait de les avoir reportés à la fin de l’année, ça fait une grosse différence. À l’approche de chaque échéance, la pression monte. On suit ça de près. Qu’est-ce qui fait en sorte que les gens dépensent? Comment diminuer leurs coûts fixes? Comment nous assurer que leurs flux de trésorerie restent positifs, malgré tout… on regarde tout ça.

Les mécanismes pour la subvention salariale de 10 % étaient simples. Le mécanisme sera-t-il semblable, sachant que les sommes à gérer sont plus importantes avec la subvention de 75 %?

Plusieurs choses vont se préciser. Par exemple, on a prévu 75 % pour les entreprises, petites et grandes, qui ont des pertes de 30 %. La question est de savoir à partir de quand on calcule sa perte. Au 15 mars, début de la crise? Sur l’année? Selon la semaine? La subvention s’applique-t-elle aux entreprises qui offrent des services essentiels ou non? Ce sont ces détails que nous étions encore en train de régler hier soir avec le premier ministre. Il ne s’agit pas pour les entreprises de faire du profit avec la subvention salariale. * NDLR des clarifications devraient être apportées lors de la conférence de presse du ministre des Finances, aujourd'hui 31 mars à 16h30.

Quelle vision guide votre gouvernement ?

On ne veut pas que les gens s’enrichissent pendant la crise avec des subventions gouvernementales

Cette question-là était au cœur de nos discussions la semaine passée. Ma préoccupation personnelle, et celle aussi du cabinet, c’est qu’on ne peut pas augmenter les inégalités au cours de cette crise. Nous voulons renforcer le tissu social, la classe moyenne. Il ne s’agit pas de se retrouver comme pendant la crise financière de 2008, où des gens ont profité des mesures, notamment aux États-Unis. On sait que nous faisons face à un énorme défi économique, mais en même temps, on doit s’assurer que les consignes respectent les consignes sanitaires, et que leur anxiété financière ne les empêche pas de le faire. 

PRÉPARER L’APRÈS CRISE

On apprenait ce matin que le gouvernement du Québec a mis en place une cellule de crise pour préparer l’après. Est-ce que c’est la même chose actuellement à Ottawa?

Oui. Mon équipe et moi nous avons déjà commencé à penser à l’après, dans le secteur dont je suis responsable, le tourisme, qui a été durement frappé, mais aussi de façon générale. On prend des mesures au niveau fiscal, au niveau de l’assurance emploi, mais nos décisions sont aussi basées sur l’après.

« Plus on est capable d’aplanir la courbe, aussi au niveau économique, plus on va être capable de s’en sortir et de donner un stimulus pour l’économie en général, mais aussi pour certains secteurs d’activité qui ont un impact sur toute la chaîne d’approvisionnement, sur toutes les autres entreprises. L’auto, l’aéronautique, l’aluminium, l’acier, au niveau manufacturier. »

On se pose aussi dès maintenant la question de savoir comment avoir une économie plus verte après.

Peut-on tirer profit de la crise pour se redéfinir, se redéployer autrement ? Je pense à l’intelligence artificielle, à l’électrification des transports. Peut-on en profiter pour faire jaillir les nouveaux secteurs d’activité ou leur donner davantage de choix ?

C’est certainement l’objectif. Il faut dire aussi que 20 % du PIB canadien est basé sur l’exploitation des ressources naturelles. On a vu comment ce secteur a été frappé, la décote en bourse du pétrole, notamment. Il y a des leçons environnementales à tirer.

Actuellement, il y a la crise de la COVID-19 et parallèlement, la crise du pétrole. Le prix du pétrole a atteint un plancher en 2002. Pendant une telle crise, parvient-on à ne pas perdre de vue un enjeu aussi majeur que celui du pétrole actuellement? Aujourd’hui, on a eu une très mauvaise nouvelle par rapport à Keystone XL. 

Nous sommes conscients qu’il faut faire une transition énergétique, et les Albertains en sont conscients aussi. Donc, comment les aider à réduire leur dépendance au pétrole tout en poursuivant l’exploitation ?  Ce sont des conversations que nous aurons avec les principaux intervenants. Une chose est sûre, c’est que c’est un enjeu mondial. Ce ne sont pas les décisions prises par le gouvernement fédéral à Ottawa qui ont influé sur le prix du pétrole. C’est vraiment une décote mondiale.

On se rend compte qu’on a très peu de contrôle, en fait. Ce sont les pays de l’OPEP qui ont provoqué la crise, qui s’est répercutée par la suite dans le monde.

En 2008, c’était une crise financière, qui a touché les marchés financiers. Là, c’est une crise économique réelle. L’activité économique s’est massivement contractée au pays en raison des mesures de confinement. Notre approche ne pouvait donc pas être la même qu’en 2008. On dit que les généraux ont tendance à reproduire la stratégie de leur dernière bataille, mais là il fallait changer notre approche. Nous avons voulu changer notre lecture de la crise et intervenir plus concrètement dans la vie des gens. 

ET LES FEMMES DANS TOUT ÇA ?

À Premières en affaires, on s’adresse à des femmes d’affaires. Pensez-vous que l’approche de gestion de crise est différente du point de vue des femmes, d’après votre expérience et vos discussions avec les groupes d’entrepreneurs?

Avant le début de la crise, on savait déjà que l’accès au capital était plus difficile pour les femmes et que les banques avaient moins tendance à avancer des fonds, alors qu’elles remboursaient plus rapidement et respectaient davantage leurs conditions d’emprunt. C’est une de nos préoccupations actuelles. Comment ne pas accentuer les inégalités, non seulement entre les différentes tranches de revenu au pays, mais aussi entre hommes et femmes, entre minorités et majorité. C’est sûr qu’on doit encore et toujours pousser plus la défense des droits des femmes dans le domaine de l’entreprenariat. Présentement, le fait que les enfants soient à la maison rend l’impact de la crise est encore plus grand sur les femmes. Elles nous le disent, et il faut qu’on en tienne compte. Souvent, un des deux parents reste à la maison pendant que l’autre travaille, s’occupe des enfants pendant que l’autre travaille à la maison. Ce sont souvent les femmes. C’est la réalité.

 

 
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