FISCALITÉ : DES INÉGALITÉS HÉRITÉES D'UNE AUTRE ÉPOQUE
PIERRE THÉROUX
La saison des déclarations d’impôts et autres recherches de déductions bat son plein. C’est l’occasion de revenir sur certaines inégalités sociales qui se reflètent dans notre régime fiscal. Les hommes et les femmes sont-ils tous égaux vis-à-vis de l’impôt ? En principe, du moins, puisque les règles fiscales s’appliquent de la même manière pour tous les contribuables. Mais, en réalité, la fiscalité n’est pas si neutre qu’il y paraît.
« Il y a clairement des distorsions et des inégalités », note Luc Lacombe, associé et codirecteur du service de fiscalité au sein de la firme Raymond Chabot Grant Thornton, qui est coauteur d’une étude sur la fiscalité de la famille, publiée en 2018. Cette analyse a en effet permis de démontrer que, dans plus de 70 % des situations étudiées, les règles fiscales ne sont pas neutres dépendamment du profil social de la famille, du statut juridique de l’union et de la classe économique de la famille.
Une autre étude, réalisée en 2017 par la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, concluait également que les taxes et impôts ont forcément un impact différencié selon le sexe, puisque les hommes et les femmes jouent des rôles différents et ont des comportements de travail, de consommation et d’épargne différents.
« La Loi de l’impôt ne reflète pas la réalité d’aujourd’hui. Elle est teintée d’une époque où les femmes restaient à la maison et où l’homme subvenait principalement aux besoins financiers du couple. »
LUC LACOMBE, Raymond Chabot Grant Thornton
INIQUITÉS ET DISCRIMINATIONS
« Un régime fiscal peut, en apparence, présenter les caractéristiques de la neutralité entre les sexes, mais produire des iniquités ou même des effets discriminatoires si les règles et dispositions fiscales s’appliquent aux femmes et aux hommes sans tenir compte des différenciations fondamentales qui les caractérisent », constate l’étude intitulée La fiscalité est-elle neutre par rapport au sexe ?
D’ailleurs, même le gouvernement du Québec le reconnaît : « Certaines caractéristiques socio-économiques propres aux femmes et aux hommes peuvent entraîner un différentiel de la charge fiscale, selon le sexe », indique un rapport de 2015 du Secrétariat à la condition féminine.
Pour plusieurs spécialistes, il est grand temps que les régimes fiscaux au Canada soient revus en profondeur et que la question de l’égalité entre les sexes soit mise à l’avant-plan des préoccupations.
Malgré les avancées remarquables des femmes en matière de scolarisation et d’accès au marché du travail, il existe encore des différences importantes entre les hommes et les femmes quant à leurs sources de revenus. Les femmes touchent en effet des revenus de travail inférieurs en moyenne à ceux des hommes, notamment parce qu’elles demeurent sous-représentées au sein des professions qui offrent en moyenne des salaires relativement élevés, comme en sciences naturelles et appliquées ou en génie, tandis qu’elles sont surreprésentées dans les professions liées à l’enseignement primaire et secondaire et à la santé, soit des professions qui offrent des salaires relativement moins élevés. Elles sont aussi plus nombreuses à occuper des emplois à temps partiel.
« Comme les femmes ont en moyenne des revenus inférieurs à ceux des hommes, elles paient une moins grande part des impôts sur le revenu. En ce sens, la progressivité du système d’impôt québécois constitue un avantage pour les femmes », indique l’étude de la Chaire de recherche. Mais, puisque les hommes ont en moyenne un revenu supérieur et paient généralement plus d’impôt, ils peuvent recourir davantage à certaines déductions qui les favorisent. « Les mesures plus favorables aux hommes sont celles qui ont un lien avec l’emploi ou avec l’accumulation de richesse et le traitement fiscal préférentiel consenti à diverses formes d’actifs, ce qui contribue à creuser les inégalités », constate l’étude de la Chaire de recherche.
C’est le cas entre autres de la déduction pour des dépenses liées à l’emploi. Même si les hommes représentent 49 % de l’ensemble des contribuables, ils représentent 63 % de ceux qui se sont prévalus d’une telle déduction. Les hommes ont même accaparé 78 % des 587 millions $ réclamés en déduction pour dépenses d’emploi, lors de l’année d’étude en 2013. Comme les hommes possèdent généralement davantage de placements, ils sont ainsi plus nombreux à bénéficier du traitement fiscal avantageux offert sur les dividendes et les gains en capital, souligne Karine Turcotte, gestionnaire de portefeuille et associée chez Medici.
« En partant du constat que les hommes, en général, gagnent plus que les femmes, la capacité d’épargne de l’homme est plus élevée. Il y a donc une plus grande capacité de retours ou d’économie d’impôt en cotisant à des REER ou au CELI », ajoute-t-elle.
Par ailleurs, les mesures qui sont fortement favorables aux femmes sont celles qui ciblent les personnes qui assument une plus grande part du temps consacré aux soins des enfants et aux personnes en perte d’autonomie. « Les mesures fiscales favorables aux femmes améliorent leur autonomie financière et contribuent à corriger les iniquités existantes. Par contre, elles contribuent aussi à reproduire un modèle traditionnel de répartition des responsabilités au sein des ménages », déplore encore la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques.
REFONTE DE LA FISCALITÉ
Pour plusieurs spécialistes, il est donc grand temps que les régimes fiscaux au Canada soient revus en profondeur et que la question de l’égalité entre les sexes soit mise à l’avant-plan des préoccupations. « On peut se demander si la redistribution de la richesse est adéquate, compte tenu des règles fiscales actuelles, et la réponse est non », fait valoir Karine Turcotte.
« La Loi de l’impôt ne reflète pas la réalité d’aujourd’hui. Elle est teintée d’une époque où les femmes restaient à la maison et les hommes subvenaient principalement aux besoins financiers du couple », souligne Luc Lacombe. Il suggère notamment l’implantation d’un système d’imposition basé sur le revenu familial, et non sur le revenu individuel. « Cette mesure permettrait d’assurer une plus grande uniformité en ce qui a trait à la charge fiscale des familles ayant des revenus similaires, peu importe la répartition du revenu entre les membres de la famille », précise-t-il.