La démocratie impuissante

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PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ

Jamais nous n’avons autant célébré la démocratie, mais jamais sa définition ne nous a semblé aussi confuse. Tous s’en réclament, mais en son nom s’affrontent les définitions les plus contradictoires. La tendance générale consiste toutefois à vouloir la définir par une référence presque sacrée à l’État de droit, censé traduire concrètement le culte des droits de l’homme. Il suffit normalement de se réclamer de ces derniers dans un débat pour d’un coup faire taire son contradicteur. Il serait pourtant nécessaire de se questionner sur la dynamique politique qui transforme n’importe quel désir en besoin, puis en droit, puis en droit fondamental. Le langage des droits s’est corrompu et sert à justifier tout et n’importe quoi.

Milan Kundera l’avait noté dès 1993 : « Comme en Occident on ne vit plus sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n’importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l’homme et tout s’est mué en droits : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit à publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit à crier la nuit dans les rues. »

Peut-être faut-il sortir de l’inflation des droits pour renouer avec une définition plus substantielle de la démocratie ? Au cœur de l’imaginairedémocratique, on retrouve un idéal quelque peu oublié : la possibilité pour un peuple de se gouverner par lui-même. Mais qui parle du peuple est accusé de populisme. La référence au peuple est nécessairement péjorative. On veut le faire disparaître du radar. Tout ce qui nous intéresse, c’est la « diversité », c’est-à-dire un peuple émietté en mille identités, chacune convaincue de son importance et présentant la moindre de ses revendications comme un droit fondamental, ce qui nous ramène à notre problème initial. La représentation devient impossible. Le collectif devient de plus en plus insaisissable.

Dans ce cadre, la majorité se sent abandonnée, comme si ses repères et aspirations ne comptaient plus. On parle beaucoup de populisme aujourd’hui, toujours pour le condamner. Condamnons assurément la démagogie, la manie de l’invective et la volonté de réduire la politique à un conflit entre les classes populaires et les élites. Mais pourquoi sont-ils de plus en plus nombreux, en Occident, à se tourner vers des partis diabolisés rarement
aptes à gouverner ? Parce qu’ils sont méchants, comme le croyait Hillary Clinton ? Ou parce qu’ils expriment ainsi une protestation contre une démocratie vidée de sa substance, contre laquelle ils se révoltent comme ils peuvent, en soutenant ceux qui brandissent l’étendard du peuple, même s’ils le brandissent bien mal ?